Ce texte est issu de mon article qui parait dans le livre “Histoires de Blouses Blanches 2” de l’Association du Corps Médical Franco-Turc. Il s’agit d’une anecdote de mon expérience auprès des parents d’enfants porteurs de handicap.
Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. J’ai préparé un bon gâteau au chocolat, pour fêter ça avec le groupe thérapeutique que je vais animer dans quelques heures.
Il s’agit de parents d’enfants handicapés avec qui j’échange depuis maintenant 10 mois. Les 7 femmes qui participent à ce groupe ont transformé ce rendez-vous en un véritable moment d’écoute et de compréhension mutuelle. Entre certaines femmes abandonnées par leur mari, avec plusieurs enfants handicapés à charge, d’autres ont leurs enfants placés en foyer, toutes acceptent de livrer leurs souffrances. La séance se déroule pendant que leurs enfants font du sport « adapté » avec une autre psychologue.
Lorsque je pousse la porte d’entrée du centre d’accueil, un bruit indescriptible retentit. Le Centre se situant dans une zone industrielle, je me dis que c’est probablement le bruit d’une usine.
Arrivé dans la salle du groupe, je me rends compte qu’il manque une des participantes. Sans aucune raison, je sors sur le parking en cherchant la source du bruit, me demandant s’il y’a un lien avec l’absence de celle-ci.
C’est alors que je trouve la directrice et la psychologue accroupies autour d’un homme, au sol, en train de reproduire le bruit précédent. Ce n’était pas le bruit d’une machine, mais les pleurs de cette personne. Un cri de désespoir tant la voix de cet homme grand et viril était d’un aigu profond.
Je m’approche du groupement, essayant de deviner la situation en lisant sur le visage de la psychologue. La gravité de son expression communique plus une tristesse qu’un état de choc. Elle semblait compatissante face à une situation qu’elle connaissait déjà, mais qui m’était complètement étrangère.
J’ai reconnu l’homme rapidement. C’est le mari de la participante absente. Parfois, lorsqu’elle ne peut pas assister au groupe, c’est lui qui amène leur fils au sport. Malgré mes propositions de participation au groupe, il a toujours refusé en prétextant qu’il avait du travail.
Mon premier réflexe fut d’amener le garçon, autiste, dans le gymnase et de veiller à ce que les enfants ne soient pas choqués par la scène. Je voulais surtout éviter que le garçon ne voie son père dans cet état. Ensuite, je suis allé rassurer les femmes du groupe en leur expliquant la situation. Connaissant l’homme à terre, elles semblaient tristes mais pas vraiment surprises face à ce qui était entrain de se dérouler.
Je suis parti rejoindre le mari en détresse. Il ne criait plus, mais tremblait toujours, à terre, le visage plein de larmes. Il essayait de dire quelque chose, mais n’avait pas assez de voix. Je me suis rapproché de lui, et ai entendu « c’est à cause du coq ». Pensant qu’il disait cela en état de choc, je lui ai proposé de l’accompagner dans une petite salle pour qu’il puisse s’asseoir et se calmer. La psychologue est allée rejoindre les enfants, tandis que la directrice est partie attendre les pompiers dehors.
Après un moment d’attente dans la petite salle, le temps que l’homme reprenne ses esprits, je lui demande pourquoi est-ce « à cause du coq ? ». De sa petite voix, tremblotante, il me dit que le coq du voisin vient chanter tous les matins dans son jardin, ce qui l’empêche de dormir. Sur le coup, je me dis que se réveiller tôt tous les matins, contre son gré, cumulé avec d’autres soucis, peut être une source d’épuisement morale évidente. Ensuite, je me souviens qu’il est facteur, et qu’il se réveille depuis des années, bien avant le chant du coq.
Pourquoi cet homme, père de deux enfants – dont un garçon autiste de 6 ans, craque-t-il aujourd’hui ? Quelle est la signification du coq dans cet effondrement ? Pourquoi le chant du coq, qui n’a aucun effet sur moi, vient bousculer la vie de cet homme ?
Avec le contexte, la situation trouve du sens. Cet homme, père d’un garçon handicapé, ne pourra jamais partager des activités père-fils tel que l’on peut l’imaginer. Contrairement à sa femme et à sa fille qui sont dans une belle complicité, il ne peut pas s’adonner à des activités sportives avec son fils, ou aller le voir jouer au foot le dimanche après-midi. Le seul sport que son fils peut pratiquer est l’activité de sport adapté dans notre Centre. Mais ce n’est pas seulement cette quasi-impossibilité de partager des moments agréables avec son fils qui pèse sur cet homme. Il faut savoir qu’un enfant est un prolongement de soi même, un « objet narcissique » qui permet de se dire qu’il y’a du bon en soi. Combien de parents aiment-ils la phrase « qu’il est beau ! » quand on parle de leur enfant. Combien de parents pleurent-ils de joie lors des premiers pas de leurs enfants ? Cet homme-là, qui a dû attendre ces paroles durant de longues heures, n’a finalement jamais eu le droit à ce genre d’éloge pour son fils. Il n’a jamais pu être « fier » de lui-même par l’intermédiaire de son fils. Au contraire, l’image que lui renvoie son fils est une image cassée, défaillante, qui lui murmure qu’il n’y a rien de bon en lui.
Le chant du coq signifie le lever du jour. Pour cet homme, ce chant signifie que la vie qu’il est en train de vivre est belle et bien réelle, que c’est sa vie, qu’il ne l’a pas choisie. Certes, chaque lever du soleil est un nouveau jour plein de surprises, mais la vie est faite de manière à ce qu’il y’a une continuité entre la veille et le lendemain. La continuité pour cet homme, c’est qu’il est parent d’enfant autiste. Cet handicap est un poids qui ne disparait pas d’un jour à l’autre, c’est un poids qui rend chaque réveil difficile. Le chant du coq ne vient pas lui annoncer une nouvelle journée, mais lui rappelle que ce poids est là, qu’il va devoir comme Sisyphe faire gravir cette pierre tous les jours pour qu’elle retombe le soir.
Burhan GÜVEN